La face cachée... Sommaire

Le sublime d'en bas : la Bombe

18 heures 54 . La nuit fracasse la terre.


Tout commence dans des WC, on ne sait plus où, entre le nord et le sud sûrement, quelque part entre l'est et l'ouest, sur une route déserte. L'homme seul, cravate et chemise blanche, pantalon bleu marine en soie dont il remonte mécaniquement la braguette, se rue sur le lavabo public pour se rincer les doigts. C 'est la fin du monde mes amis. Le voilà qui sort en sifflotant, pas âme qui vive aux alentours. Il entend simplement un petit bruissement dans les plaines et les buissons.


La nuit est tombée, mais avec elle quelque chose de beaucoup plus épouvantable. Ce petit blanc-bec, délicieusement innocent, qui rentre du boulot et pense déjà au petit popotin de sa femme, va bientôt être réduit à l'état de bouillie verdâtre, genre épinards broyés à la tronçonneuse. C'est la fin du monde ... Eh oui, c'est enfin venu. Vous allez tous mourir et je vais rester là à vous regarder. Gros, maigres, petits, grands, intellectuels, ouvriers, paysans, chauffards, profs, machos, hypocondriaques, parapsychologues, dadaïstes, sikhistes, shamanistes, enfants de dieux, temples du soleil, journalistes, surveillants de baignade et vendeurs de glaces, dites vous tous Adieu, chantez alléluia, vous allez bientôt vous faire littéralement dépecer. Je rigole d'avance. C'est un grand jour. Pour l'occasion, je me suis mis dans mon fauteuil et je bois un verre de vodka après l'autre. Je me suis même permis de mettre les pieds sur la table. Excusez moi de cette attitude indécente mais, de toute façon, vous n'aurez bientôt plus l'accès à votre raison, votre corps sera simplement anéanti, ravagé par des forces inéluctables. L 'espace de quelques minutes je vais m'identifier au destin et commettre l 'acte le plus monstrueux depuis les guerres de religion, les expériences de Mengele à Auschwitz et Hiroshima. Dans quelques instants, un feu aveuglant va ravager des populations entières qui ne comprendront absolument rien à ce qui leur arrive. Le crime contre l'humanité! Mon Dieu! Quelle sentence idiote pour qui détient l'arme la plus absolue, l'incarnation même de la fatalité ! Hitler était bien mignon mais très limité dans ses actes. Il ne s'est attaqué qu'à une race, inférieure il est vrai, mais très restreinte (combien, dix millions?) . Moi, je propose d'anéantir l'humanité ce qui fait preuve d'une ambition plus virile. De plus Hitler affichait bêtement les raisons de l'extermination. Moi je commets l'acte gratuit dans toute sa splendeur. Bientôt, je frapperais avec la force du sang, sans haine, sans joie, au hasard, simplement. Flaubert avait un jour écrit :


"L'ignoble c'est le sublime d'en bas" et bien j'adhère à cette pensée.


Je suis un admirateur de la beauté, la beauté dans la destruction,la beauté du geste le plus absolu. J'écoute chaque porte humaine qui claque dans un vent de folie, un ouragan de malheur dans les esprits qui succombent. Je vais transformer la terre en un immense cimetière, un charnier pourrissant, mélange d'or de sang et de grêle que survolent les fantômes noirs du néant. Et j'irais à travers les plaines de poussière et de brume, près de vos cadavres pourissants, hurler le dernier cantique. Sonnez cloches, dans l ' espace assassiné ! Sonnez sans raison jusqu'à mes oreilles comme un tintement éternel ! J 'attends en frémissant le dernier hurlement, mon coeur bat comme le marteau frappe l'enclume et mes yeux observent à travers le masque du bourreau gigantesque de la fortune.


18 heure 57.
La Lune émet une faible lueur, les étoiles scintillent. L'espace énorme murmure un dernier aveu. Un lapin surgit de son trou, dresse ses oreilles et regarde dans la forêt. Le boulanger du village sort en caleçon et pose ses poubelles sur la chaussée. Demain, la benne à ordure devrait passer. En fait dans trois minutes, plus rien ne sera: ni la benne à ordure, ni les éboueurs et avec eux le boulanger et tous les hommes de cette terre.


Je m'allume un cigare, un havane. Le temps est paisible. Chaque seconde se noit dans un océan d'amertume, chaque grain de sable tombe sourdement dans l'oubli. Bientôt, j'égalerai Dieu dans l'absolu. Je vais tendre vers la réalisation de l'absurde, je vais faire éclater les cadres de la conscience et du nommable, je vais agir enfin pour l'idée, pour le symbole. Je regarde encore pour la dernière fois ce monde de cohérence avant qu'il ne sombre dans le chaos. Peu de secondes nous séparent de l 'Enorme. Bientôt, quand j'aurais appuyé sur ce bouton, on verra la Vérité se lever au dessus du monde et resplendir comme un soleil. J'approche mon doigt de ce bouton. J'appuie. Je regarde.


Un fantastique tremblement fait tout s'effondrer autour de moi. Un vieillard tombe sur l'asphalte et se fait broyer par un immeuble. Je n'entends même plus les hurlements de terreur tellement le vacarme est immense. Un feu rouge et aveuglant remplit maintenant l'espace, un souffle de mort, une rafale violente s'abat sur la terre. Des nuages de poussière s'élèvent jusque dans les cieux tourmentés. Un père de famille tente de sauver ses fils déjà à moitié calciné dans le grill de l'atmosphère avant que son corps n'explose entièrement sous la pression d'une force fatale. Mon Dieu, regardez! On ne les verra même pas dans Paris Match demain matin!!! L ' existence entière agonise sous les pas du diable, le temps semble s'être suspendu un court instant. La terre entière tremble avec furie, je me retrouve sans connaissance, allongé sur le canapé. Mon cigare tombe, je me réveille un instant, de peur qu'il ne fasse un trou dans le tapis. Je me redresse à nouveau tout semble s'être appaisé. Quand j'ouvre à nouveau mes yeux, je ne vois plus rien que de la fumée. Peu à peu, elle se dissipe, tout retombe dans le silence. J'éclate alors d'un rire franc, il faut dire que cette distraction m'a bien amusé. En levant les bras au plafond de ma chambre en un signe de victoire, je me laisse aller à une exquise flatulence à la mémoire des hommes. Je regarde encore. Tout est anéanti. Je m' allonge alors à nouveau sur mon canapé en sky et je scrute le plafond blanc avec un sourire de satisfaction. Je me sens bien, enfin seul. Alors qu'une douce torpeur m'envahit lentement dans cette athmosphère suave et douce, j'entends encore un petit bruit de tôle rouillée qui s'effondre. "Le vent, me dis-je". Au moment où je me redresse, je comprends avec stupeur que je me suis trompé. Je regarde le bout de tôle qui dégringole et m' exclame avec effroi: "Un homme, une femme... La vie?"...

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